Une tribune de Laurent Aléonard, Directeur académique de l’EMLV, parue dans The Conversation.
En appelant à une « révolution copernicienne », la ministre du Travail, Muriel Pénicaud, a placé la réforme de l’apprentissage sur le terrain culturel et sociétal. Il s’agit d’imposer l’apprentissage, dans l’inconscient collectif, comme une « voie d’excellence » vers l’emploi.
Le souffle que l’exécutif ambitionne de donner à une de ses réformes clés inspirera-t-il les débats qui agitent les régions tout autant que l’ensemble des acteurs du système ?
Besoins en compétences, besoins en formation
On est en droit de s’interroger, au vu des visions essentiellement « court-termistes » et des enjeux financiers qui monopolisent les esprits, lorsqu’il s’agira de trouver l’équilibre entre d’une part la bonne gestion des besoins en compétences dans les bassins d’emploi (prérogative que revendiquent les régions), et d’autre part la juste adéquation des formations aux besoins des entreprises (prérogative que revendiquent les branches professionnelles).
Et dans l’œil de ce mini-cyclone, l’inquiétude des centres de formation quant à la redistribution des financements et à leur pérennité.
Gageons que d’ici début février, échéance fixée par la ministre à leurs travaux, les protagonistes du vaste chantier de concertation engagé en novembre dernier devront avoir fait preuve de singulières capacités d’anticipation, de cohésion, et disons-le, de dépassement des traditionnels clivages et postures qui caractérisent la passion française du débat de société mâtiné d’économisme.
Gageons aussi que les seuls chiffres des statistiques macroéconomiques ne donneront pas avant longtemps la sanction, positive ou négative, des politiques engagées, quelles qu’elles soient, tant la volonté de légiférer sur les objectifs chiffrés des réformes l’ont emporté dans le passé.
Éviter les incantations, assouplir la réglementation
Bonne nouvelle toutefois : aucun seuil à atteindre n’a été fixé – jusqu’à présent au moins – en nombre d’apprentis ou de contrats d’apprentissage annuels, ce qui permet d’espérer moins d’incantations coercitives, notamment vis-à-vis des entreprises.
Pour paradoxal qu’il puisse paraître de la part d’un acteur et défenseur de l’apprentissage, ce commentaire tient à des dérives constatées parfois sur le terrain, plus spécifiques sans doute à l’apprentissage dans l’enseignement supérieur, qu’il s’agisse d’effets d’aubaine (des « emplois » occupés par une succession d’apprentis au détriment du marché des jeunes diplômés) ou d’obligations légales appliquées sans discernement (des missions sans grande consistance, des apprentis livrés à eux-mêmes, un management peu motivé).
Certes ces dérives sont marginales, les effets collatéraux des politiques du chiffre appliquées dans le passé sont limités, pour autant qu’on l’ait mesuré, mais ils peuvent avoir un impact parfois destructeur sur les motivations, l’engagement et le développement professionnel des jeunes concernés.
Or l’attention de l’exécutif semble porter surtout sur le desserrage des freins liés à la réglementation de l’apprentissage, et sur les conditions créant un environnement favorable et naturellement incitatif. Faisons donc le pari paradoxal qu’aux politiques vainement volontaristes « du résultat » se substituent des politiques autrement plus pragmatiques « des moyens » – et qui ne se résumeront pas aux moyens financiers, à l’efficacité parfois douteuse, mais s’élargiront à une recherche globale de l’efficience. Et pour cela, il nous semble que l’hybridation des politiques avec des tendances environnementales fortes peut être un puissant facteur d’efficience, selon un principe très simple : nécessité fait loi.
L’apprentissage dans l’enseignement supérieur
Prenons l’exemple de l’apprentissage dans l’enseignement supérieur. On le sait, tout en étant le principal facteur de croissance des effectifs d’apprentis constaté depuis 2014 (alors que le nombre d’apprentis dans l’enseignement secondaire ne cesse de diminuer : -24 % depuis 2010), il est parfois suspecté d’une certaine illégitimité : les formations, surtout de niveau master, assurant déjà, globalement, un bon niveau d’employabilité sur le marché du travail, l’apprentissage dans le supérieur consomme des moyens financiers qui auraient pu/dû être fléchés vers des formations et des filières métiers qui en auraient bien davantage besoin.
Ce procès, s’il devait être instruit, serait un mauvais procès pour au moins deux raisons : ce serait d’abord un abus de généralisation, tant il y a de disparités, en matière d’employabilité, selon les filières d’enseignement, que ce soit dans les universités ou les écoles – tout plus pourra-t-on constater que l’apprentissage est malheureusement peu pratiqué/peu praticable dans nombre de ces filières, les formations techniques, d’ingénieurs, de commerce et de gestion étant incontestablement privilégiées.
L’autre raison, qui plaide en faveur de l’apprentissage dans le supérieur, c’est le constat, chaque jour vérifié, qu’il facilite le financement des études pour un nombre croissant de jeunes, et double cet avantage économique par la qualité des expériences professionnelles qu’il offre aux jeunes (en lieu et place des traditionnels petits jobs d’étudiants, aussi précaires que frustrants et épuisants bien souvent).
Au-delà du volontarisme nécessaire à la diversification des filières d’enseignement ouvertes à l’apprentissage dans le supérieur (probablement un vœu pieux tant qu’une demande de marché n’a pas été clairement formulée), est-il possible de mieux faire ?
Oui, à partir du moment où l’on ne se satisfait pas que l’apprentissage « serve » l’enseignement supérieur (ses débouchés sur l’emploi, la qualité des formations, la reconnaissance des diplômes et des institutions qui les délivrent par les employeurs, etc.), mais où l’on attend aussi qu’en retour, l’enseignement supérieur « serve » l’apprentissage. Et sur ce point, on peut parier qu’il reste encore beaucoup à faire. Prenons, à titre d’exemple, un écosystème très privilégié par l’apprentissage dans le supérieur, celui des formations de niveau master en management.
En formation dite initiale (ou « classique »), ces cursus assurent déjà, en règle générale, un fort taux net d’emploi après le diplôme. L’apprentissage améliore encore ce taux, nécessairement à la marge, mais surtout il joue le rôle d’accélérateur dès le début de carrière pour les jeunes diplômés passés par l’apprentissage. Mais en retour, quel bénéfice le « système » de l’apprentissage peut-il tirer, en quelque sorte, de l’enseignement supérieur ?
Une logique de formation continue
Si l’on veut bien considérer qu’un apprenti BAC+4 ou BAC+5 est avant tout un jeune salarié que l’employeur envoie régulièrement à l’université ou en école pour continuer à se former, parallèlement à ses missions et aux responsabilités qui lui sont assignées en entreprise (ou dans toute autre forme de collectivité de travail salarié), l’apprentissage s’intègre totalement dans la logique mais aussi les contraintes de la formation continue.
Le temps de formation y est une ressource rare, l’objectif d’efficience s’impose à toutes les parties, il se mesure en terme d’impact sur la montée en compétence et en responsabilité du jeune salarié, le retour et le partage d’expériences entre les membres du groupe d’apprenants y sont, comme en formation continue, un enjeu majeur.
Nécessité fait loi, a-t-on dit, le temps de face-à-face entre formateurs et salariés en formation est une ressource rare, il peut/doit être donc débarrassé de tout le superflu qui peut être acquis ou expérimenté individuellement, désynchronisé et délocalisé par rapport à la formation du groupe, débarrassé aussi autant que possible des coûteuses contraintes de présence du groupe des apprenants dans un même lieu de formation.
Ce temps de formation en face à face privilégie le retour d’expérience, la mise en situation, les simulations, qui s’appuient sur un socle d’acquis et un entraînement préalable, réalisé le plus souvent individuellement. Quel que soit le rythme de l’alternance entre périodes de formation et périodes de travail chez l’employeur, les contraintes professionnelles de l’apprentissage offrent alors un formidable champ d’expérimentation pour l’économie du digital et les pédagogies censément innovantes.
Naturellement, les contraintes de la ressource temps ne sont pas spécifiques à l’apprentissage dans les formations master en management, ni même dans l’enseignement supérieur en général. Mais le niveau d’abstraction de ces formations, et les capacités de conceptualisation à partir de l’expérience qu’elles mobilisent, obligent plus qu’ailleurs à casser les silos entre théorie et pratique professionnelle, et donc à penser la pédagogie différemment, sans pour autant que les enseignements constituent le « mode d’emploi » des tâches et missions réalisées par l’apprenti. Dans les masters en management, la définition d’un référentiel de compétences précis s’avère d’ailleurs un redoutable exercice de style.
À l’inverse, l’expérimentation de nouvelles pédagogies à l’ère du numérique n’est pas le domaine réservé de l’apprentissage. Mais en l’absence de contraintes exogènes fortes, rien ne remet en cause des modes de « consommation » des études qui restent fondamentalement conservateurs (on vient en cours, on révise, on passe des examens). De ce point de vue, l’apprentissage joue un rôle de « chamboule tout » dans le rapport du jeune étudiant vis-à-vis de sa formation – ou tout au moins, devrait !
Car c’est précisément là qu’intervient la responsabilité toute particulière du pédagogue, celle de créer l’environnement de formation qui va répondre aux contraintes professionnelles de l’apprentissage, de l’employeur comme de l’étudiant salarié. La tâche est d’autant plus complexe que les attentes et besoins ne sont pas nécessairement exprimés ni même ressentis. Cette tâche est d’autant plus complexe aussi qu’une logique de consommation prévaut bien souvent, de part et d’autre, qui, délibérément ou tacitement, sépare l’école, réduite à la seule nécessité du diplôme à décrocher, et l’entreprise, le véritable lieu de vie et de formation.
À ce stade des constats successifs, il n’est pas difficile d’en conclure que l’apprentissage dans le supérieur est donc un terrain ouvert et particulièrement favorable à une vraie Recherche & Développement en ingénierie de formation. Parions par exemple que des MOOC, spécifiquement pensés et conçus en fonction d’un public d’apprentis, verraient leur taux d’assiduité maintenu à niveau élevé jusqu’au bout. Des expériences sont certainement à l’œuvre, sans doute trop disséminées encore, peu diffusées.
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