Bastien Nivet, docteur en sciences politiques, et Michel Delmas, docteur en sciences de gestion, enseignants-chercheurs à l’EMLV, s’interrogent sur la fiabilité des institutions de l’Union Européenne dans The Conversation.
Brexit, gestion des questions migratoires et des demandeurs d’asile et diversité d’appréciation des modalités de sortie de la crise économique se conjuguent pour renvoyer l’image d’une Union européenne (UE) au bord de l’implosion, et difficilement capable de résister aux diverses pressions auxquelles elle doit faire face. High-reliability organisations (HRO), forgé dans les études managériales pour décrire des entreprises capables d’anticiper et de gérer au mieux le haut niveau d’incertitude et d’imprévisibilité de l’environnement de leur activité, peut être utile pour penser l’UE d’aujourd’hui.
Confrontées à un haut niveau de risques et d’incertitudes, ces organisations cherchent à demeurer fiables, à être en mesure de résister à des imprévus comme des catastrophes. Adaptabilité, mise en place de processus itératifs et répétitifs d’anticipation des risques, traitement et analyse des erreurs, implication des salariés comme acteurs de la prévention et de la gestion du risque sont parmi les caractéristiques de ces HRO. L’UE répond-elle à ces caractéristiques ? La gestion de l’incertitude Brexit fournit un cas d’étude intéressant, l’organisation « UE » étant à la fois en partie responsable et victime de l’incertitude et du risque observés.
Création de l’incertitude : de l’impossible à l’impensable
Le cas de l’UE et du Brexit a ceci de particulier que l’Union en tant qu’organisation, et certaines de ses institutions comme la Commission européenne ont elles-mêmes contribué à l’émergence de l’incertitude et du risque auxquelles elles sont désormais confrontées. Impensé politique jusque dans les années 2000, la possibilité de sortie d’un État membre de l’UE était aussi un impossible juridique, les traités européens ne prévoyant pas de dispositif en la matière. Le Traité de Lisbonne a remédié à cela avec son désormais célèbre article 50, permettant à un État membre de demander à sortir de l’UE. En créant ce dispositif, les gouvernements des États membres (négociateurs et signataires des traités européens), ont rendu juridiquement possible ce scénario.
Simple porte ouverte théorique et juridique, ce dispositif est devenu un risque potentiel avec le pari politique hasardeux de David Cameron, déjà largement analysé par ailleurs, à partir de la campagne pour les élections générales de 2015 au Royaume-Uni. Le choix de David Cameron d’organiser un référendum « in or out » sur l’appartenance du Royaume-Uni à l’UE s’apparente, dans le champ européen, à l’apparition d’un risque technologique ou environnemental objectif dans le champ des études en HRO : sans être probable, ce risque est théoriquement trop grave ou disruptif pour l’organisation pour que celle-ci puisse l’ignorer.
Malgré le dispositif juridique de l’article 50 du Traité de Lisbonne, malgré l’annonce du premier ministre de la tenue d’un référendum, la possibilité d’une sortie du Royaume-Uni de l’UE est demeurée impensable pour les institutions et acteurs européens. Profondément convaincus que la construction européenne, dans ses élargissements successifs (de plus en plus de membres), comme dans ses approfondissements (une intégration de plus en plus poussée) ne pouvait qu’aller de l’avant sans se rétracter, ils n’ont mis en place aucune réflexion ni aucun dispositif sérieux pour anticiper les résultats du référendum une fois que celui-ci a été planifié.
Négation de l’incertitude : la non-scénarisation du Brexit
Entre la promesse de ce référendum par David Cameron en janvier 2013 et le résultat du référendum dans la nuit du 23 au 24 juin 2016, les institutions et gouvernements des États membres ont, avant tout, eu une attitude de négation – plus ou moins volontaire – de la possibilité d’un vote en faveur du Brexit. Bien que certains sondages d’opinion pointaient une telle possibilité, les institutions européennes (Commission, Conseil, Parlement) et les vingt-sept partenaires du Royaume-Uni n’ont mis en place aucun dispositif ou processus qui aurait permis à l’UE de démontrer qu’elle était une organisation fiable à l’aune du Brexit.
Le refus de scénariser, par exemple, les différents types de relations UE-Royaume-Uni post-Brexit s’explique, en partie, par l’incapacité des acteurs européens à penser ce qui est impensable au regard de leur vision d’une construction européenne irrémédiable et irréfragable. Une attitude classique des organisations incapables de se préparer à un évènement ou un risque qu’elles ne connaissent pas parce qu’elles ne l’ont jamais rencontré, notamment parce que cet évènement est sans précédent.
Il s’explique aussi par un choix – plus politique et discutable – de ne pas donner d’éléments de rationalité à une action perçue comme irrationnelle et anormale au regard des habitudes et visions dominantes du processus d’intégration européenne. États membres et institutions européennes craignaient que de réfléchir en amont aux différents calendriers et possibilités de rupture (accès au marché intérieur ou non, scénario « norvégien », « turc », ou autre, etc.), et éventuellement de communiquer sur ces hypothèses, ne puisse être performatif, et renforcer la crédibilité d’un Brexit largement perçu à Bruxelles et ailleurs comme étant impossible.
Ce faisant, les institutions européennes ont donc renforcé le niveau de risque et d’incertitude provoqué ensuite par le résultat du vote du 23 juin.
Depuis le référendum : une stratégie tardive de réduction de l’incertitude
Les débats et discussions sur le Brexit demeurent marqués par un très haut niveau d’incertitude depuis le référendum du 23 juin : calendrier et contenu des négociations, conséquences économiques, sociales, juridiques et politiques sont difficiles à prévoir et à anticiper. L’impréparation des partisans du Brexit, comme des institutions européennes, à un éventuel Brexit a frappé les esprits de chacun et restera comme un modèle de contradiction entre l’importance des conséquences d’un acte politique et leur non-anticipation.
Les acteurs britanniques et européens cherchent malgré tout depuis à réduire le niveau d’incertitude et de risque initié par le référendum du 23 juin. En insistant sur le fait que « Brexit means Brexit », en poussant pour un enclenchement rapide du processus de sortie par l’activation de l’article 50 du Traité de Lisbonne, en fixant des bornes de négociation comme le non-accès « à la carte » au marché intérieur, l’Union européenne et ses différents acteurs (Commission européenne, Conseil européen, etc.), cherchent aujourd’hui à fixer des bornes tangibles au processus extrêmement complexe et incertain qui s’ouvre.
De leur côté, les acteurs britanniques ont commencé à réduire le niveau d’incertitude du Brexit en annonçant récemment un calendrier probable (activation de l’article 50 avant fin mars 2017, sortie possible avant fin mars 2019), et en évoquant la possibilité d’un « hard Brexit », sortie totale du Royaume-Uni de l’UE. Les deux acteurs sont donc dans une stratégie de minimisation de l’incertitude et des conséquences de leur négligence passée.
La capacité de l’UE à surmonter cet épisode, à en tirer des enseignements et à s’adapter à la nouvelle situation qui en découlera pourrait au final en renforcer la résilience. Ce qui renforcerait sa fiabilité organisationnelle mais aussi, dans le cas présent, économique et politique. Mais il y a urgence tant le concept d’Organisation à haute fiabilité sied peu à l’UE aujourd’hui.
Article publié sur The Conversation.
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