Les films sont des regards sur ce qui nous entoure. Mis en partage, ils témoignent de toutes les difficultés qui bouleversent nos sociétés, font évoluer les mentalités et contribuent à changer le monde.
Mais comment le cinéma agit-il pour révéler des vérités, soutenir des causes, ou encore impacter des secteurs d’activité ? Comment les cinéastes arrivent-ils à éveiller les consciences et les sensibilités ? Éléments de réponse avec Laurent Aléonard, directeur académique de l’EMLV, expert en questions de management appliqué au secteur audiovisuel, dans le cadre d’une tribune publiée dans le Monde des grandes écoles.
Le cinéma, un instrument qui change le monde ?
« Je crois en un cinéma qui aiderait l’humanité à se libérer des chaînes de la peur et de la souffrance qui l’ont si longtemps maintenue en esclavage. » Pourrait-on dire que le cinéma est un influenceur à 24 images seconde, voir un instrument qui change la société ?
Les débuts du cinéma : retour aux sources
L’auteur de cette profession de foi, King Vidor, est l’un des premiers grands réalisateurs de l’âge d’or du cinéma hollywoodien. L’un de ses plus grands succès, The Big Parade (1925), secouait l’opinion américaine en dénonçant le destin du héros ordinaire broyé par l’horreur de la Première Guerre Mondiale. Quelques années plus tôt, sur le même thème et tout aussi puissant, Abel Gance, avec son film J’accuse (1919), marquait la naissance d’un cinéma de l’indignation, du réveil des consciences et de l’engagement des créateurs dans les tourments de la société.
Le cinéma, instrument du débat public
Un siècle plus tard, peut-on dire que le cinéma change le monde, influence le cours des choses, fait émerger des mouvements d’opinion ? Si l’on s’en tient aux dernières décennies en France, des films tels que Le Chagrin et la Pitié (1969), Avoir Vingt Ans dans les Aurès (1972), Le Pull-over Rouge (1979), Shoah (1985), Les Nuits Fauves (1992), La Haine (1995), ont de toute évidence éveillé les consciences des spectateurs contemporains sur la réalité de l’Occupation et du régime de Vichy, la guerre d’Algérie, la peine de mort, l’Holocauste, le sida, ou encore la situation des banlieues. Ils n’ont pas changé la société elle-même. Mais leur médiatisation, parfois liée à leur succès commercial, a nourri des débats, qui eux-mêmes ont préparé les esprits à des changements futurs dans la société. Quelques-uns ont même directement influé sur une décision politique : c’est le cas du film Indigènes (2006), dont la sortie a contribué à la revalorisation des pensions des anciens combattants de la Seconde Guerre issus des colonies d’Afrique du Nord.
Le cinéma : par qui le scandale arrive
Pour « faire réfléchir » et peut-être changer le monde, faut-il le perturber, le provoquer ? L’histoire du cinéma est jalonnée de nombreux films qui ont fait scandale (L’Age d’Or, 1930, Le Dernier Tango à Paris, 1972, Salo ou les 120 Journées de Sodome, 1976, La Dernière Tentation du Christ, 1988). Ces films, devenus depuis des « classiques », sont d’abord l’expression de cinéastes qui revendiquent leur liberté de créateur en s’affranchissant des carcans sociaux. Ils dérangent le spectateur, oui, ils cherchent à l’influer, pas nécessairement. Seul La Grande Bouffe (1973) fait aujourd’hui figure d’œuvre prémonitoire des crises actuelles et des appels à la sobriété…
Le cinéma, éveilleur des consciences
Enfin, depuis quelques années, on observe l’émergence d’un cinéma « éveilleur de conscience », le plus souvent documentaire, qui en dressant l’état de la société et de la planète, vise ouvertement à changer le cours de l’histoire, influer sur les décisions politiques voire les votes des citoyens. C’est par exemple le cas de Bowling for Columbine (2002) contre le lobby des armes à feu aux USA, Une Vérité qui dérange (2006) sur le réchauffement climatique, Demain (2015) et Avant le déluge (2016) sur les défis environnementaux. Portés voire réalisés par des personnalités fortement médiatisées (Michael Moore, Al Gore, Léonardo di Caprio), ils sont les derniers avatars du cinéma militant des années 70.
Le défi du temps médiatique
Tous les films cités jusqu’à présent ont en commun d’avoir été d’abord vus, et parfois débattus, dans des salles rassemblant des publics plus ou moins nombreux. C’est l’expérience collective du cinéma qui est à l’origine de leur médiatisation et de leur impact sociétal. Leur influence future, lorsqu’ils seront diffusés quelques mois ou années plus tard à la télévision, en vidéo et sur les plateformes, se réduit avec le temps, et avec l’atomisation accélérée de leur public. L’évolution des modes de distribution et de consommation du cinéma ne va-t-elle pas rendre de plus en plus improbable cette expérience collective essentielle qui rassemble de larges audiences dans un même temps médiatique, condition nécessaire à sa capacité d’impacter la société ? Ou doit-on désormais parier sur l’audience globalisée des plateformes de streaming pour que quelques exceptions culturelles réalisent encore l’ambition de King Vidor ? Les militants du mouvement climat « Look Up », qui revendiquent aller chercher le public de Netflix après le succès planétaire du film Don’t Look Up (2021), ne disent pas autre chose.