En entreprise, à l’école ou dans les administrations, la tendance est à la gamification : rendre ludiques des tâches habituellement peu engageantes, grâce à des mécanismes issus du jeu vidéo. Cette banalisation n’épargne pas la recherche scientifique, puisque de nombreux logiciels proposent de se plonger dans des mondes virtuels pour analyser des données.
Mais quels écueils se cachent derrière ces jeux omniprésents ? Une tribune d’Édouard Pignot Enseignant-chercheur en psychologie des organisations à l’EMLV parue dans The Conversation
Les mondes virtuels
Grâce aux « jeux sérieux », peut-on rendre n’importe quelle tâche ludique et agréable à accomplir ? Les technologies issues du monde du jeu vidéo sont de plus en plus reconnues comme des outils organisationnels importants et ont été utilisées dans de nombreux domaines tels que l’éducation, la santé ou l’exploitation de systèmes urbains.
Parmi l’usage de ces technologies, les mondes virtuels constituent la forme la plus sophistiquée. Ce sont des lieux, sans but spécifique, contrairement aux réseaux sociaux tels que Facebook ou Instagram. Ils sont persistants et continuent d’exister même lorsque les participants se déconnectent, ce qui n’est pas le cas d’autres jeux vidéos, comme les jeux de tir à la première personne tels que Counter Strike ou Halo. Ces mondes virtuels, et les outils vidéoludiques en général, présentent certes des atouts et des applications pour les entreprises ou le milieu scientifique. Cependant, la tendance actuelle qui vise à tout gamifier vient aussi avec ses travers.
Pour traiter de ce dilemme, nous avons mené une ethnographie de la communauté des utilisateurs du moteur de jeu Unity, l’un des logiciels les plus utilisés pour concevoir des jeux vidéos, ainsi que d’une start-up du Birmingham Science Park, le troisième parc scientifique le plus ancien du Royaume-Uni, qui favorise la croissance d’entreprises affiliées à l’université d’Aston, à Birmingham.
Le moteur Unity, ou la démocratisation du développement de jeux vidéo
Le moteur de jeu est l’ensemble des outils que les développeurs utilisent pour faire fonctionner leur jeu. Il permet de faire bouger les personnages, de gérer les sons et les musiques, et d’afficher les images à l’écran. Unity, en particulier, est la plate-forme leader du marché pour la création de jeux vidéo.
Le principal concurrent de Unity, UDK (Unreal Development Kit), développé par Epic Games en 2009, est historiquement basé sur des versions modifiées (les « mods ») du jeu vidéo Unreal, qui est lui-même un jeu de tir à la première personne sorti en 1998. UDK est plus exigeant et difficile à utiliser, mais il est plus performant et est métaphoriquement décrit par certains utilisateurs comme la « Ferrari » des moteurs de jeux. Il incarne un moteur élitiste, couramment utilisé pour concevoir des jeux sur console dits AAA, c’est-à-dire les blockbusters qui nécessitent de gros moyens de production.
À l’inverse, le succès de Unity, que d’aucuns décrivent comme une « Cadillac Escalade », réside dans sa capacité à démocratiser la conception de jeux. Un exemple d’outil très représentatif de cette tendance est l’asset store. Les assets sont les représentations de tout élément pouvant être utilisé dans le jeu (personnages, décors, un fichier audio, etc.). L’asset store simplifie le travail des développeurs en offrant à la vente des modèles préconçus et en réduisant considérablement leur dépendance envers les artistes 3D. C’est une plate-forme simple et adaptée aux entreprises indépendantes ou aux petites entreprises.
En plus des jeux A ou AA (soit des productions de moindre envergure sur console ou ordinateur) et des jeux sur mobiles, Unity se déploie au-delà du divertissement dans des domaines tels que les jeux de hasard, l’armée, mais également les simulations dédiées à la formation, les visualisations médicales et architecturales et d’autres contenus 3D interactifs. Lors d’une des formations de Unity à Vancouver, nous avons rencontré dans le cadre de nos recherches un père de famille qui voulait simplement apprendre à utiliser le moteur pour concevoir des jeux pour ses enfants. Cela peut sembler anecdotique, mais c’est révélateur de l’incroyable accessibilité de la plate-forme.
Les mondes virtuels pour la recherche scientifique
Il se peut que le plus emblématique jeu sérieux scientifique soit Foldit, un jeu vidéo de réflexion en ligne sur le repliement des protéines développé à l’Université de Washington. Ce dispositif permet à des non-scientifiques de s’impliquer dans la recherche sur les structures des protéines, et il a été démontré que leurs capacités intuitives de manipulation des objets en trois dimensions surpassent les méthodes informatiques les plus connues. Selon Seth Cooper, le concepteur principal du projet :
« Les joueurs sont motivés par le sentiment de contribuer à la science. C’est un jeu, mais ce n’est pas que cela. Quelque chose peut en sortir, et nous avons montré que les résultats scientifiques émergent réellement du gameplay. Beaucoup de joueurs, même les meilleurs, n’ont pas de formation en biochimie, mais ils sont toujours capables de bien réussir et de résoudre des problèmes intéressants. »
La voie la plus prometteuse aux fins scientifiques est probablement l’emploi des mondes virtuels. Au cours de nos recherches, nous avons suivi au quotidien la conception d’outils 3D mobilisant le moteur de jeu Unity. Par exemple, Virtual Skiddaw est une simulation conçue pour enseigner la géologie aux doctorants en science de la Terre. Virtual Skiddaw reproduit l’expérience de terrain géologique dans un paysage numérique immersif 3D créé à partir de données réelles du nord du Lake District au Royaume-Uni.
Virtual Skiddaw est accessible sur téléphone, console, PC ou Mac, et propose des activités d’apprentissage situées dans un paysage régional. Le logiciel propose l’observation des caractéristiques des affleurements rocheux, des études des types de roches, et même la collecte d’« échantillons » pour analyse via un microscope virtuel. Cette expérience augmentée élargit la portée traditionnelle du travail de terrain pour intégrer des possibilités numériques inspirées des avatars de Second Life telles que le vol, les téléportations permettant de gagner du temps, les vues aériennes, etc.
Un autre exemple est Datascape. Ce programme a été conçu pour optimiser la visualisation de données et permet à l’utilisateur d’adopter une grande variété de points de vue, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur des données. Pour faire simple, une version 3D d’Excel. L’une des décisions clés en matière de design était d’inclure ou non des avatars pour renforcer le sentiment d’immersion. Les designers s’y sont refusés afin que l’expérience ne soit pas excessivement ludique. Ainsi, l’entreprise qui développe Datascape le présente comme « un monde virtuel pour vos données ».
Le côté obscur de la gamification
S’ils permettent de dynamiser les routines, les jeux sérieux ne présentent pas que des bénéfices. Certains ont mis avant leur caractère manipulateur, car ils incitent les gens à faire des choses qu’ils n’auraient pas faites autrement, ou du moins pas avec la même régularité ou intensité.
Les jeux d’entreprise n’imposent pas seulement des normes aux utilisateurs, mais mettent aussi en œuvre un type de contrôle plus subtil qu’on peut qualifier de « néo-normatif ». En incitant les individus à « rester eux-mêmes », à « cultiver leur authenticité » et à « tirer du plaisir de leur travail » plutôt qu’à se contenter d’exécuter des directives, ces techniques de contrôle néonormatif rendent plus difficile pour les employés de s’opposer aux messages de l’entreprise. Certains évoquent même un « plaisir obligatoire » associé aux jeux sérieux. Cette contrainte peut susciter chez les utilisateurs un sentiment de réactance : le refus d’une pratique, même ludique, perçue comme étant imposée par la direction.
Mais le problème de la gamification peut aussi atteindre d’autres échelles que celle de l’entreprise. En République populaire de Chine, Alibaba, le célèbre détaillant en ligne, a mis en place un système de crédit social appelé « Crédit Sésame », initialement à la demande du gouvernement. Ce système vise officiellement à encourager un « comportement socialement responsable ». Le système évalue de façon ludique le niveau de « bonne citoyenneté » de chaque utilisateur d’Alibaba, en se basant sur des critères comme les habitudes d’achat (par exemple, les acheteurs de couches sont perçus comme plus fiables que les amateurs de jeux vidéo). Un score élevé permet d’accéder plus facilement à des prêts ou à certains visas étrangers, tandis qu’un score plus bas limite ces avantages.
Pour finir, on aurait tort de réduire la gamification à d’innocents jeux d’entreprise. Comme le dit David Helgason, co-fondateur de Unity, le « pur plaisir » addictif conçu par le développeur et ressenti par l’utilisateur « peut être appliqué à beaucoup de choses ». La portée des moteurs de jeu paraît en effet sans limites, jusqu’à transformer les pratiques scientifiques et toutes sortes d’organisations. Cette ambition n’est pas sans responsabilité.