Une analyse de Bastien Nivet, Docteur en sciences politiques, enseignant-chercheur à l’EMLV.
Dans son célèbre ouvrage Quand dire c’est faire, John L. Austin décrivait la fonction performative d’un acte de langage, lui permettant de « faire » quelque chose et non simplement de décrire ou énoncer. Quelles que soient ses suites, le discours du Président Macron sur l’Union européenne (UE), prononcé le mardi 26 septembre dans le grand amphithéâtre de La Sorbonne, est déjà un acte performatif : il fait parler d’Europe, pousse observateurs et responsables nationaux et européens à se positionner vis-à-vis de ses analyses et propositions, modifiant ainsi déjà l’environnement européen.
Pour produire cet effet et augmenter l’impact de son discours et de ses propositions, Emmanuel Macron a notamment eu recours à trois ressorts européens : l’Europe comme combat, l’Europe comme identité, l’Europe comme horizon de la souveraineté.
L’Europe est un combat
Le premier ressort activé par le Président français pour donner de l’élan à son discours est de se référer à l’Europe comme un combat. La réitération du mot combat dans le discours présidentiel – « parce que notre combat est bien là », « Là aussi, ce sera un combat », « C’est le sens du combat que je mène aujourd’hui », etc. – est significative. Cette figure de l’Europe comme cause politique pour laquelle on se bat détonne, volontairement sans doute, avec la tendance dominante des discours européens des derniers chefs d’État et de gouvernement français.
Dans la vie politique hexagonale de ces dernières années, seul(e)s quelques député(e)s et eurodéputé(e)s aux convictions européennes profondes avaient ainsi fait de la cause européenne un combat politique, dans la parole comme dans les actes. En cela, le président de la République est cohérent avec la campagne qui lui a permis d’être élu : en choisissant de faire de la confirmation de l’engagement européen de la France et de la poursuite d’une intégration plus poussée l’un des axes clés de sa campagne, Emmanuel Macron avait déjà pris le pari de politiser la question européenne, et d’en faire un enjeu électoral et démocratique qui ne soit pas abandonné aux seuls souverainistes.
S’il existe une première dimension innovante ou de rupture dans le discours du 26 septembre 2017, c’est peut-être avant tout cette figure de l’Europe comme combat. Emmanuel Macron renoue, ici, avec le discours des premiers promoteurs et acteurs de la construction européenne, dans les années 1950, face aux réticences et doutes à lever à l’époque. Mais aussi avec le propos d’un François Mitterrand défendant et justifiant l’ancrage européen de la France dans le contexte de la fin puis de l’après–Guerre froide.
L’Europe, une identité et une destinée :
Deuxième ressort activé par Emmanuel Macron : la référence à une unité européenne intrinsèque, à une forme d’identité et de destinée collective transnationale des Européens :
« L’Europe est une idée… A nous de la vivifier, de la rendre toujours plus belle et plus forte. »
« Cette Europe où chaque Européen reconnaît son destin dans le profil d’un temple grec ou le sourire de Mona Lisa… »
« Quand un Européen voyage […], il est un Européen parce qu’il a déjà en lui cette part d’universel que recèlent l’Europe et son multilinguisme. »
Le Président français s’inscrit ici dans une longue tradition d’intellectuels ou acteurs politiques partisans de la construction européenne qui, depuis Victor Hugo, Richard Coudenhove-Kalergi, Jean Monnet ou Robert Schuman, ont cherché à promouvoir, défendre ou justifier celle-ci au nom de l’existence d’une identité voire d’une civilisation européenne particulière(s), transcendant les identités nationales ou amenée(s) à les fusionner.
Des travaux universitaires ou de think tanks se sont aussi emparés de cette question de l’identité européenne, soit dans une logique d’instrumentalisation visant à promouvoir l’Union européenne, soit dans une approche destinée plus pragmatiquement à en étudier la part de réalité et de fantasme.
Cette idée d’une Europe transcendant les États-nations a aussi eu ses détracteurs ou ses sceptiques, tel un Raymond Aron réfutant aussi bien l’idée d’une Europe purement centrée sur eux que l’idée d’une Europe qui les transcenderait ou s’en affranchirait totalement. Il se détachait ainsi de l’Europe de De Gaulle comme de celle de Jean Monnet.
En activant cette fibre européenne, Emmanuel Macron reprend un argument des partisans les plus convaincus de la construction européenne pour lesquels elle se justifie par l’existence d’une identité et d’une destinée européenne à la fois commune et spécifique. Cette vision est, en partie, une description pragmatique d’une forme d’interdépendance européenne particulière et avérée : qu’ils le veuillent ou non, les Européens ont une destinée économique, géopolitique, historique commune parce qu’ils sont mutuellement dépendants.
Cette vision relève aussi d’une affirmation plus romantique et idéalisée d’une identité européenne transnationale, objet intellectuel séduisant et mythe mobilisateur potentiellement utile – destiné à créer un sentiment d’appartenance à l’UE –, mais à la réalité difficile à démontrer. La notion d’identité(s) européenne(s) peut, en effet, tout autant se décliner au pluriel qu’au singulier.
Il s’agit donc d’un levier discursif enthousiasmant et rassurant pour les Français et Européens déjà dotés d’un sentiment d’appartenance poussé à « l’Europe ». En revanche, son impact risque d’être plus incertain chez celles et ceux pour lesquels le cadre national demeure le principal repère d’identification, et que le Président français entend justement ramener dans le projet européen.
L’Europe, horizon de la souveraineté dans la mondialisation
Pour convaincre ces derniers, et pour gagner son combat européen au cas où l’impératif européen « romantique » ne suffirait pas, Emmanuel Macron a aussi pris soin, dans son discours de la Sorbonne, d’activer un troisième ressort plus pragmatique : l’Europe comme horizon fonctionnel de la souveraineté dans le monde d’aujourd’hui.
Sur les questions environnementales, migratoires, économiques, technologiques, il justifie la nécessité de faire progresser la construction européenne en général et certains dossiers en particulier par le fait que le niveau européen constitue, selon lui, le niveau optimal si ce n’est incontournable de gestion des défis auxquels sont confrontés les Européens. Trop petits, trop inefficaces ou trop impuissants, les États n’auraient pas d’autre choix.
À rebours ou en complément de la vision quelque peu idéalisée de « l’Europe identité » ou de « l’Europe destinée », cette justification de l’impératif européen rappelle l’analyse qu’en avait faite l’historien britannique Alan S. Milward dans The European Rescue of the Nation State : si les États-nations (et leurs gouvernements) construisent l’Europe, ce n’est pas tant au nom du rêve européen, mais aussi et peut-être surtout pour sauver ce qui peut l’être de leur capacité à satisfaire leurs intérêts et remplir leurs fonctions.
Le Président oppose deux définitions de la souveraineté. Une première qu’il appelle la « souveraineté réelle, c’est-à-dire notre capacité à exister dans le monde actuel pour y défendre nos valeurs et intérêts », peut s’exercer au niveau national, mais aussi au niveau européen si celui-ci est plus efficace. Elle s’oppose à une seconde définition de la souveraineté, celle classique, définissant une prise de décision au niveau national, mais qui n’aurait de souveraineté que le nom si et lorsque l’État seul ne peut plus défendre ses intérêts et valeurs.
Ce faisant, les exemples de chantiers grâce auxquels le Président Macron entend relancer l’UE pour pallier l’impuissance des États alternent entre propositions novatrices – la nécessité d’une convergence sociale et fiscale entre États membres ou l’intégration plus poussée de la zone euro par exemple – et propositions plus traditionnelles, voire anciennes. Ainsi la nécessité d’une « capacité d’action autonome de l’Europe, en complément de l’OTAN », réitère, dix-neuf ans après et presque mot pour mot, une ambition déjà affichée dans la Déclaration franco-britannique de Saint-Malo en décembre 1998.
De même, la nécessité d’une politique agricole européenne devant « permettre de faire vivre dignement les agriculteurs de leurs revenus en les protégeant face aux aléas du marché et aux grandes crises » est déjà, à peu de choses près, un objectif de la politique agricole commune (PAC) depuis plusieurs décennies…
Reste surtout maintenant le plus dur : passer d’un discours aux ressorts européens parfois lyriques à la réalité de négociations européennes souvent beaucoup plus délicates et complexes. À travers son discours et son initiative, Emmanuel Macron bénéficie au moins d’un avantage : celui d’avoir posé le calendrier et les termes initiaux d’un renouvellement du débat européen. Il lui reste à trouver avec ses pairs la méthode de négociation lui permettant de passer de l’acte de parole à son aboutissement.
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.