Ce 21 novembre, la Cour de Cassation a réexaminé la validité des poursuites pour « mise en danger de la vie d’autrui » et « complicité de crimes contre l’humanité » à l’encontre du groupe Lafarge, désormais composante du groupe franco-suisse Lafarge-Holcim.
Un article de Bastien Nivet, Docteur en science politique (UE, international).
Ces accusations concernent les activités menées par la filiale Lafarge Cement Syria (LCS) en Syrie durant la guerre civile dans ce pays, et qui ont aussi conduit à une autre mise en examen de l’entreprise pour financement d’organisation terroriste (« L’État Islamique »).
Ce dossier montre que les entreprises multinationales peuvent être tenues pour co-responsables d’évènements politiques et géopolitiques dramatiques, du fait de leurs opérations dans des pays tiers. Elles doivent désormais être pleinement conscientes que nous sommes entrés dans l’ère de la Responsabilité géopolitique des entreprises.
Former de futurs managers conscients de ces enjeux et « géopolitiquement responsables » est donc essentiel, et notamment la vocation du nouveau Bachelor Affaires et relations internationales de l’EMLV.
Loin des yeux, loin du cœur ? Des injonctions contradictoires entre maintien des activités, instabilités géopolitiques et responsabilité des entreprises :
Quel comportement adoptent les entreprises multinationales lorsque l’une de leur filiale, ou l’un de leurs contractants, est exposé à une dégradation de contexte politique, une montée des tensions, ou l’irruption d’un conflit ? Des travaux universitaires ont tenté d’identifier les différentes stratégies possibles pour les multinationales se retrouvant à opérer dans des zones de conflit.
Wolf et al. (2007) ont par exemple identifié comme stratégies-types : se retirer et se désengager de la zone de conflit ; profiter de la situation et développer ses activités ; exercer ses activités, dans le simple respect de la réglementation locale ; s’engager de manière proactive à l’échelle locale et essayer d’y contribuer de façon positive.
D’autres travaux ont mis en avant la nature généralement passive des entreprises lorsqu’elles se retrouvent à opérer en zone de conflit que l’on pourrait résumer familièrement par la formule « Business as usual ».
Ces attitudes des multinationales ont des limites : continuer à opérer dans un contexte de dictature, de conflit, de crise, exige parfois d’adopter des pratiques qui, pour s’adapter aux contextes locaux spécifiques et dégradés, enfreignent des règles internationales ou celles du pays d’origine.
Dans ces contextes, les pratiques et engagements hors marché des entreprises, en matière de Responsabilité sociale des entreprises (RSE) par exemple, tendent parfois à s’estomper au profit de priorités immédiates : conserver et protéger les infrastructures et les salariés, maintenir l’activité et l’emploi.
De nombreux travaux universitaires ont par exemple mis en évidence non seulement que les principes RSE étaient tendanciellement moins respectés dans les filiales et activités à l’étranger que dans le pays d’origine/du siège des multinationales, mais aussi que les situations de conflit ou de très forte tensions géopolitiques aggravaient cette tendance.
Des entreprises mondialisées désormais sous surveillance :
Volontaires ou non, ces dérives attisent désormais la surveillance de différents acteurs. Car s’il est admis et compris depuis longtemps que la mondialisation des marchés et activités économiques expose les entreprises aux soubresauts de la géopolitique, elles sont désormais aussi analysées et scrutées comme des acteurs, directs ou indirects et plus ou moins conscients des contextes géopolitiques dans lesquels elles opèrent.
Les entreprises ne sont pas seulement perçues et analysées comme de simples victimes passives des tensions géopolitiques, mais aussi comme y exerçant des responsabilités : leurs éventuels comportements ou rôles négatifs sont aussi suivis.
Des Organisations non gouvernementales (ONG), œuvrant en matière de paix, de droits de l’homme, ou d’éthique et de transparence dans les affaires internationales, agissent parfois en lanceurs d’alerte sur ces thématiques, à l’image de l’ONG Sherpa qui a été un acteur clé dans la révélation des affaires concernant Lafarge en Syrie.
C’est cette même ONG qui avait été à l’origine d’une plainte pour complicité de génocide contre la banque BNP-Paribas dans le cadre du génocide rwandais de 1994.
Des administrations et juridictions nationales comme le Trésor américain, poursuivent aussi, au nom du principe d’extraterritorialité, des entreprises internationales.
C’est ainsi que la banque BNP-Paribas s’était vu infliger en 2014 une amende de 8,8 milliards de dollars par le gouvernement des Etats-Unis pour avoir enfreint les embargos alors imposés par les Etats-Unis contre l’Iran.
Des organisations internationales comme l’organisation des Nations-Unies et son Global Compact ou l’organisation de coopération et de développement économique (OCDE) et sa déclaration sur l’investissement international et les entreprises multinationales insistent aussi sur les responsabilités des entreprises.
Ces derniers processus ne parviennent pas toujours à faire appliquer les engagements des pays signataires de façon coercitive par les multinationales, mais la tendance évolue incontestablement vers plus de surveillance, de contrôle et de sanctions à l’égard des pratiques déviantes de multinationales.
Le manager responsable de demain n’est pas seulement celui qui sera capable de penser la responsabilité de son action et de son entreprise à l’échelle de son organisation et de son pays d’origine, mais a une échelle nouvelle : celle du monde et d’une responsabilité non seulement économique, sociale et environnementale, mais aussi politique et géopolitique.
Pour en savoir plus sur le Bachelor Affaires et Relations Internationales
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