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Innover radicalement pour aider les organisations à s’adapter

Francesco Paolo Appio est professeur associé au Business Group du Research Center de l’EMLV. Il est aussi membre du Régional Entrepreneurship Acceleration Program, une initiative mondiale au MIT.

Ses principaux de recherche concernent les antécédents et les conséquences des innovations radicales, la gestion de la propriété intellectuelle et les pratiques de co-création. Il publie dans la célèbre Harvard Business Review, un article qui explique l’importance et le rôle des innovations radicales dans l’adaptabilité d’une organisation.

Que l’on parle d’un produit, d’un service ou d’une combinaison intermédiaire, la mise au point d’une innovation radicale est aujourd’hui présentée comme étant la condition sine qua non à l’adaptation et à la survie. Bien que la « recette » qui permette d’atteindre ce Saint Graal soit un sujet complexe à la fois pour les praticiens et les théoriciens, lire entre les lignes de l’histoire peut nous éclairer sur quelques-uns des ingrédients clés.

Compiler de façon exhaustive les évènements qui ont conduit à des changements scientifiques ou technologiques majeurs prend du temps. Une tâche que les organisations délaissent dans un monde où la concurrence est à la fois plus changeante et plus rapide.

Par définition, les innovations radicales sont, dans une industrie donnée, des évènements assez rares qui prennent des décennies – parfois des siècles – pour se matérialiser. Un bon exercice, à la fois pour les praticiens et pour les chercheurs, peut être de revenir à l’histoire et de chercher à comprendre les éléments et les conditions qui ont rendu possible l’innovation radicale. Même les vieilles histoires peuvent nous apprendre des choses.

Comme la découverte de la structure de l’ADN en 1953. Cela a été reconnu universellement comme une avancée majeure, qui a transformé la compréhension des sciences de la vie – de la biochimie à l’agriculture, en passant par la médecine et la génétique. Elle a contribué à la définition du périmètre de la biologie moléculaire naissante, et a créé les conditions pour l’émergence de l’industrie des biotechnologies.

Ingrédient n°1 : le temps

La découverte de la structure de l’ADN est le résultat d’accumulations d’informations provenant de champs de recherche scientifiques et technologiques distincts. Le chemin qui a mené à cette découverte a consisté à répondre à quatre questions essentielles : 1- Existe-il une explication physique à l’hérédité ? 2- Quelle molécule est à la base de l’hérédité, et quel est le matériau génétique ? 3- Quelle est la structure de cette molécule ? 4- Quel est le rôle du matériau génétique ? Répondre à chacune de ces questions a pris plusieurs années. Il est important de remarquer que l’ensemble du processus, de la découverte de la molécule de l’ADN en 1869 jusqu’à la compréhension de la structure de l’ADN en 1953, s’est étalé sur 84 années. Une telle durée peut sembler incohérente avec le mantra actuel asséné aux entreprises : générer toujours plus d’idées, toujours plus vite. La nouveauté, abordée de cette façon, a peu de changes de déboucher sur la radicalité.

Ingrédient n°2 : des individus périphériques

Plus un chercheur est renommé dans une organisation, plus la probabilité est faible que ses travaux aient un impact large. La raison est que de telles personnes, à l’image de Rosalind Franklin (biologiste moléculaire britannique et expert de la Cristallographie aux rayons X au King’s College) ou Linus Pauling (chimiste et physicien américain au Caltech), sont reconnues dans leurs laboratoires à cause de leur hyper-spécialisation. Avec le temps, elles s’appuient encore plus sur leurs connaissances spécifiques pour conserver la reconnaissance de leur communauté. On peut dire également que ces personnes privilégient la profondeur de la connaissance. Leur statut les incite à éviter l’incertitude.

Au contraire, les individus aux frontières de l’organisation comme James Watson (à l’époque biochimiste et zoologiste américain au Cavendish Laboratory) ou Francis Crick (à l’époque physicien britannique au Cavendish Laboratory) s’appuient essentiellement sur la largeur du spectre de leurs connaissances. Ils sont en lien non seulement avec des chercheurs au sein de leur laboratoire, mais aussi de l’extérieur. Cela augmente les chances d’aboutir à des combinaisons nouvelles et originales de connaissances, pas seulement parce que le nombre de combinaisons possibles est plus élevé, mais aussi parce que la diversité inhérente à un large spectre de connaissances est plus élevée. Lorsqu’un individu intervient aux frontières d’une organisation, sa tolérance à l’incertitude est plus élevée et il est plus ouvert aux connaissances nouvelles et diverses.

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Ingrédient n°3 : une dynamique inter-communautaire

En termes de dynamique collective, il semblerait que plus les chercheurs sont éminents dans une organisation, moins ils ont de chance de s’intéresser à la portée éventuelle de leurs recherches. Les recherches conduites par des individus aux marges d’une organisation sont par nature plus abductives : James Watson et Francis Crick ont émis de nombreuses hypothèses sur la structure de l’ADN, sans écarter les plus improbables.

Alors que Rosalind Franklin, de son côté, insistait sur l’utilisation de données basées sur la cristallographie aux rayons X et le rigoureux respect des protocoles expérimentaux. Elle a mené ses expérimentations en solo. Les individus périphériques, comme James Watson et Francis Crick, semblent être plus capables de mettre en relation des communautés différentes, de faire émerger un sens à partir de la complexité ambiante, et de générer des hypothèses qui ne seront testées de façon empirique que bien plus tardivement. Ils vivent à cheval entre plusieurs communautés, et passent facilement d’une façon de concevoir l’objet de leur recherche à une autre. Cette fertilisation croisée leur permet de traiter toute l’information dont ils ont besoin pour affiner leurs hypothèses.

Ingrédient n°4 : erreurs et simplifications

Le raisonnement abductif mis en œuvre par James Watson et Francis Crick dans le cadre de leur recherche les a amenés à formuler, sans aucune preuve expérimentale, l’hypothèse que l’ADN devait avoir une structure hélicoïdale. Cette liberté d’action ne pouvait être mise en œuvre que par des individus utilisant des protocoles expérimentaux faiblement formalisés, dont les résultats attendus – ou inattendus – sont susceptibles d’influer sur l’émergence ou l’acceptation de résultats importants, voire d’une discipline toute entière, et peuvent réorienter des programmes de recherche entiers.

La radicalité émerge à partir de recherches non structurées (y compris les erreurs et les simplifications correspondantes). Plus les chercheurs s’appuient sur des protocoles stricts (comme Rosalind Franklin), moins ils ont de chances d’aboutir à des avancées de type abductif. La raison pour laquelle les chercheurs les plus connus évitent l’abduction est qu’elle est trop risquée : combiner des connaissances de façon abductive peut conduire assez facilement à des erreurs. Le premier modèle de l’ADN avancée par James Watson et Francis Crick en 1951, également connu sous le nom de ‘Modèle Fiasco’, était le résultat d’une combinaison de simplifications et de raisonnements abductifs. Or, tous deux aboutirent à une erreur.

A partir de l’exemple de la découverte de la structure de l’ADN, il est possible de déduire certaines règles susceptibles d’aider les organisations à aboutir à des innovations radicales.

La première règle est que les innovations radicales sont rares et qu’il est difficile d’y parvenir et d’en démontrer les implications pratiques. La deuxième est que les entreprises doivent accepter que des individus évoluent aux marges de l’organisation, fassent des erreurs et soient une source d’inspiration malgré l’apparente imprécision de leur démarche. La troisième est que les chercheurs qui agissent aux marges des organisations sont plus ouverts à la nouveauté et à la critique que les chercheurs reconnus. Ils se hissent sur les épaules de géants sans chercher à être eux-mêmes des géants.

En outre, les chercheurs périphériques semblent être les mieux placés pour concevoir et défendre ce que, en 1935, Ludwik Fleck, un médecin, biologiste et sociologue polonais, appelait des « proto-idées ». Enfin, prédire l’avènement d’innovations radicales à partir d’indicateurs est irréaliste. Seule l’histoire peut indiquer aux entreprises les principaux enseignements qu’elles doivent prendre en compte si elles veulent devenir des acteurs de l’innovation radicale.

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