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Les théoriciens n’ont pas écrit l’histoire du management tout seuls. Une tribune de Jean-Étienne Joullié

Selon l’histoire orthodoxe du management, les employés sont des acteurs passifs, prévisibles et peu sophistiqués. Avec ses collègues, Jean-Etienne Joullié, enseignant chercheur à l’EMLV, défends une présentation alternative et soutiens que la pensée managériale n’est pas née de perspectives purement théoriques.

Dans cet article paru dans The Conversation, Jean-Etienne Joullié affirme que la pensée managériale est le produit d’une confrontation entre la théorie et ce que les employés, agissant en égaux intellectuels, ont révélé à leurs employeurs.

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L’histoire du management

L’histoire du management est généralement présentée comme une succession de grandes lignes de pensée apparues depuis un peu plus d’un siècle. Ainsi, les historiens distinguent la période dite de l’« organisation scientifique du travail » qui va de 1910 à 1930 marquée par le Taylorisme ; celle dite de « l’école des relations humaines » de 1930 à 1950 caractérisée par la prise en compte des besoins psychosociologiques des employés, ou encore celle des « relations industrielles » (de 1950 à 1975), dominée par l’affrontement entre employeurs et syndicats.

La période qui s’étend depuis serait celle de la « gestion des ressources humaines », selon laquelle l’employé n’est pas (plus) un adversaire mais une ressource. En simplifiant un peu, deux grandes approches guident l’écriture des récits historiques du management. On retrouve tout d’abord une interprétation d’inspiration marxiste, selon laquelle les employeurs oppressent les classes laborieuses pour en extraire toujours plus de richesse.

L’alternative est une lecture « libérale » puisant chez Adam Smith et qui se fait l’avocate des entreprises et de leurs retombées socio-économiques bénéfiques.

Qui sont les fondateurs de l’histoire du management ?

Pro ou anticapitaliste, la littérature sur l’histoire du management insiste systématiquement sur le fait que ses héros et pères fondateurs sont les grands ingénieurs, théoriciens ou consultants en management.

Les noms de Frédéric Taylor, Henri Fayol, Elton Mayo, Chester Barnard, Peter Drucker et bien d’autres reviennent dans tous les livres sur la genèse du management et son développement. À en croire les historiens, le management serait donc une épopée de géants de la pensée, expliquant de leur bureau aux managers quoi faire et comment le faire.

Cette version de l’histoire du management est soutenue par l’idée, rarement explicitée mais largement acceptée, que les premiers capitaines d’industrie et leurs seconds couteaux ignoraient comment bien gérer leurs affaires. Ils se seraient donc tournés vers des consultants experts qui se sont souvent proclamés eux-mêmes sources de sagesse managériale, livrée le plus souvent sous la forme d’une théorie du management.

Dans cette lecture des événements, les employés et les ouvriers tiennent le rôle de figurants, passifs, prévisibles, peu sophistiqués (pour ne pas dire intellectuellement limités) et le plus souvent hostiles à leurs employeurs.

Une recherche récente défend une version moins caricaturale des choses. Elle soutient que l’histoire du management ne consiste pas en une succession de théories appliquées les unes après les autres, mais est plutôt le produit d’une lutte entre, d’une part, des idées mises en pratique avec plus ou moins de bonheur et, d’autre part, les efforts de résistance des salariés à ces mêmes idées.

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Dépositaires uniques de la sagesse managériale ?

Pendant l’âge d’or du taylorisme, les ouvriers expérimentés tenaient la dragée haute à leurs supérieurs. Le fait est que, sans leur coopération au moins tacite, les contremaîtres et ingénieurs de production auraient été incapables de décomposer les activités en tâches élémentaires pour que d’autres ouvriers, moins habiles ou moins expérimentés, puissent les réaliser.

Celle-ci ne fut pas toujours acquise : en France comme aux États-Unis, des mouvements sociaux spontanés et parfois très durs ont accompagné la mise en place des recommandations de Taylor, car les ouvriers avaient correctement perçu que si celles-ci étaient mises en place sans contreparties, leurs emplois et leur statut seraient gravement remis en cause.

C’est d’ailleurs lorsqu’ils ont compris que la coopération des ouvriers était nécessaire au programme de Taylor qu’Elton Mayo et ses disciples se sont décidés à étudier leurs attentes psychosociologiques pour mieux les convaincre (les « motiver »). Cette prise en compte des aspirations des salariés fut l’événement déclencheur de l’époque dite de l’école des relations humaines.

De la même manière qu’apprendre à faire du vélo se fait par essais et erreurs successifs (un apprentissage procédural plutôt que textuel), le management s’apprend en essayant – et en échouant – sur le lieu de travail, avec des subordonnés, des supérieurs hiérarchiques, des clients, des fournisseurs, etc. L’axiome selon lequel les experts sont les dépositaires uniques de la sagesse managériale doit donc être revu. C’est d’ailleurs pour cela que des écoles de management exigent de leurs chercheurs qu’ils étudient et analysent ce qui se passe réellement dans les entreprises afin de disséminer les bonnes pratiques.

Un postulat de compréhension

Les employés et les ouvriers ne sont pas des figurants passifs et récalcitrants, trop bêtes pour comprendre ce qui leur arrive. Au contraire, que ce soit dans les usines ou les bureaux, ils ont souvent plus de sagesse et d’intelligence que les historiens du management leur en prêtent généralement, même si cette sagesse et intelligence ne s’exprime pas dans des revues savantes.

Assis derrière leurs bureaux ou debout devant leurs machines, les employés et les ouvriers sont de bien des façons les égaux intellectuels de leurs employeurs et de ceux qui les conseillent, leur donnant collectivement au fur et à mesure quelques leçons… leçons que certains experts se sont empressés de reformuler et de proposer comme une nouvelle forme de sagesse managériale.

Les sociologues présentent le plus souvent les individus qu’ils étudient comme ayant une certaine compréhension de ce qu’ils font et comme capables d’ajuster leur comportement à leur environnement. De plus, les hommes et les femmes se positionnent généralement comme acteurs de leur vie et encouragent ceux qui les entourent à en faire de même, quelle que soit leur position sociale.

Par exemple, un chirurgien (une personne qui possède un savoir très valorisé, lui donnant une position sociale prestigieuse) n’opérera pas, sauf urgence, un patient sans son consentement éclairé, recueilli après une procédure codifiée qui reconnaît explicitement le patient comme partie prenante active de la situation.

Curieusement, cependant, dans la mesure où ils présentent les employés et les ouvriers comme des figurants passifs, prévisibles et peu intelligents, beaucoup d’historiens du management, même d’inspiration marxiste, ne voient pas les choses ainsi. Il est permis de le regretter.

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