La crise sanitaire a accéléré la digitalisation des campus en questionnant le rôle des campus physiques et contribuant à la disruption des modèles pédagogiques traditionnels. La pédagogie post-Covid interroge la pertinence des campus physiques, quel impact sur l’enseignement supérieur ? Le point de vue de Sébastien Tran dans la revue Management & Data science.
Dans un article originalement publié dans Management & Data Science, la revue scientifique du big data et de la transformation digitale, Sébastien Tran tente de démêler le vrai du faux dans la question de la fin des campus physiques, après la digitalisation accélérée de l’enseignement supérieur.
Vers la fin des cours en présentiel et des campus ?
L’Assemblée Générale de la Conférence des Grande Ecole (CGE) du 26 janvier 2021 fut le lieu virtuel de nombreux débats autour des impacts de la COVID-19 sur les écoles membres et l’avenir de nos modèles éducatifs. Cette crise sanitaire sans précédent nous amène à nous interroger sur certains fondamentaux du modèle, notamment les enseignements majoritairement dispensés en face à face dans une salle de cours et le rôle de nos campus physiques.
La question est donc de savoir si le modèle des établissements du supérieur doit se transformer radicalement ? Sommes-nous face à une innovation de rupture dans l’enseignement supérieur qui serait une généralisation massive des cours en ligne et la disparition de nos campus physiques ? Ces deux dernières questions sont particulièrement sensibles car des réponses découlent la possibilité d’entrée de nouveaux concurrents dans le secteur de l’éducation avec la digitalisation des contenus et des formats comme innovation de rupture (Christensen, 1997), même s’ils devront faire face à plusieurs barrières à l’entrée (Tran, 2020).
Enseignement supérieur post-Covid : des modèles évolués
La crise sanitaire liée à la COVID-19 a agi comme un catalyseur du modèle pédagogique dans l’enseignement supérieur car la plupart des établissements ont dû basculer vers des cours en ligne ou des formats mixtes pour assurer une continuité pédagogique. La dernière enquête menée par l’organisme d’accréditation AMBA auprès des business schools confirme cette tendance pour la plupart des établissements dans le monde. La question est de savoir si cette tendance de délivrer des enseignements en ligne sera encore massive après la fin de la pandémie.
Il est assez illusoire de penser que la plupart des formations peuvent être dispensées entièrement en ligne dans un monde post-Covid. On rejoint la problématique classique de l’acceptabilité sociale des technologies qui montre que la difficulté majeure réside dans les changements des habitudes et des pratiques des individus (Terrade et al., 2009).
Il existe ainsi plusieurs freins à une généralisation des cours en ligne : d’abord cela représente des investissements importants en termes d’équipements des salles de cours, mais surtout de formation des enseignants.
Le passage à distance nécessite en effet de revoir intégralement l’ingénierie des contenus et des modalités d’évaluation, tout en s’assurant de la maîtrise des nouveaux outils. On pourrait donc voir apparaître du côté des enseignants des problématiques relatives à l’effet « millefeuille » des différents outils utilisés. La maîtrise de ces outils requiert un temps d’apprentissage qui pourrait décourager certains enseignants. A cela s’ajoute l’interfaçage nécessaire entre les systèmes d’information des établissements.
L’étude menée par AMBA montre que la perception des étudiants est assez négative sur les cours en ligne par rapport aux cours dispensés en salle de cours. Néanmoins, il faut contextualiser ces résultats.
Les enseignants n’ont souvent pas eu le temps nécessaire de faire l’adaptation de leurs cours, que cela soit en termes de contenus et/ou d’animation. Ensuite, suivre des enseignements en ligne ne convient pas à tous les profils d’étudiants car cela nécessite des conditions matérielles adéquates (connexion Internet de qualité, espace dédié, etc.), une grande autonomie des étudiants et une capacité de concentration dans une environnement physique parfois moins propice à l’apprentissage. Nous ne disposons pas encore du recul nécessaire, mais des interrogations sont apparues quant au niveau réel des étudiants et les impacts à moyen terme sur leur parcours scolaire. Enfin, certaines études récentes montrent également que le format d’enseignement à distance peut aussi générer des effets négatifs en termes de stress, d’anxiété, d’isolement social, etc. et que travailler sur un écran peut s’avérer plus difficile également selon les individus.
La plupart des étudiants restent très attachés aux documents papiers qui présentent aussi plusieurs avantages par rapport aux écrans et les échanges en face à face contribuent également à développer le sentiment d’appartenance à un établissement.
Néanmoins, tous les établissements du supérieur s’accordent ainsi à dire qu’il y aura un « avant et un après » la crise sanitaire, cette dernière ayant aussi permis de faire des progrès significatifs dans certains domaines comme la digitalisation des enseignements.
Ainsi, le mode « hybride », à savoir un enseignement dans lequel une partie des étudiants est présente physiquement dans la salle de cours et une autre connectée à distance de manière synchrone, pourrait perdurer dans certaines formations ou certains établissements.
De très nombreux établissements ont commencé avant la pandémie à digitaliser une partie de leurs enseignements mais le succès dépend fortement du niveau de la formation, du profil des étudiants et de l’engagement du corps professoral.
Le mythe de la fin des campus physiques
La crise sanitaire interroge également les établissements sur la pertinence de leurs actifs physiques, notamment leur campus, et plus généralement sur le fait d’avoir encore besoin d’autant d’espaces physiques. L’EFMD, organisme d’accréditations internationales pour les business schools, a même consacré un atelier sur le sujet intitulé « the future of space management » lors de sa dernière conférence pour les Deans et Directeurs d’Ecole en février 2021. De nombreuses interrogations sont apparues sur les campus physiques car ces derniers sont considérés comme un actif stratégique pour de nombreux établissements et représentent des investissements significatifs (le nouveau campus en Ile de France de Skema est estimé entre 120 et 150 M€, celui du pôle Léonard de Vinci pour ses 3 écoles à plus de 150 M€, etc.).
Bien que l’idée de remplacer les campus physiques par des campus virtuels soit séduisante en théorie, les campus physiques ont encore quelques belles années devant eux et il est plus probable que l’on assiste à une co-habitation de campus physiques et virtuels.
Tout d’abord, les campus physiques ne peuvent se limiter uniquement à des salles de cours. Ils sont des lieux de socialisation entre les différentes parties prenantes (étudiants, enseignants, équipes pédagogiques, entreprises, etc.). En effet, les campus physiques sont des lieux de structuration des interactions sociales et qui facilitent par ailleurs les échanges virtuels ensuite entre les individus (il est plus facile d’échanger en virtuel avec une personne que l’on a déjà rencontré avant en face à face). Cette structuration sociale dans « le monde réel » est même parfois considérée comme essentielle pour les jeunes diplômés, qui contrairement aux idées reçues, ne sont pas tous favorables à une généralisation massive du télétravail dans les entreprises.
Ensuite, les campus vont évoluer avec les nouveaux usages des étudiants. La digitalisation des enseignements a déjà conduit les établissements à réduire, voire supprimer les amphis et à proposer plus d’espaces de co-working pour leurs étudiants et leur personnel, mais également des fab labs, des zones de créativité, d’expérimentation, etc.
Le Pôle Léonard de Vinci a créé il y a 2 ans le De Vinci Innovation Center, véritable lieu d’expérimentation technologique avec de nombreux équipements (fermes de calculs, espace 4D, laboratoire de matière souple et active, etc.).
Les campus évoluent ainsi avec les nouveaux formats pédagogiques (hackathons, business games, escape games, etc.) et de nouvelles configurations d’espaces sont mises en place pour répondre à ces besoins.
Enfin, la modularité et la polyvalence des espaces seront les maîtres mots des architectes car les campus devront devenir des lieux de vie attractifs pour les étudiants et les enseignants, mais également proposer de nouvelles fonctions permettant d’attirer de nouveaux publics.
On peut citer l’exemple de l’école 42 à Paris qui permet à des visiteurs externes de voir dans ses locaux des expositions de street art. On peut imaginer ainsi que les campus physiques deviennent de plus en plus des showrooms, des espaces ouverts aux publics pour des conférences, des musées temporaires (par exemple Dauphine a lancé un musée du management), etc.
L’un des enjeux pour certaines écoles de management ou d’ingénieurs est de devenir un acteur majeur et mieux reconnu au niveau sociétal (Grenoble Ecole de Management se présente par exemple comme un business lab for society). Dans cette logique, les campus peuvent devenir une sorte de « hub » pour se faire rencontrer des parties prenantes plus diversifiées (associations de quartier, collectivités, ONG, etc.) et des « démonstrateurs tangibles » de ce type de positionnement. A l’instar de certains types d’espaces comme ceux de co-working (Fabbri & Charue-Duboc, 2016), les campus pourraient devenir ainsi des lieux d’interconnexion entre différents types d’acteurs et développer de nouvelles fonctions d’intermédiation favorisant par exemple l’innovation ouverte.