Les fonctions marketing et R&D ont vu leur importance s’accroître avec le rythme de plus en plus soutenu des innovations. L’innovation apparaît souvent comme le résultat d’une nécessaire dialectique entre la R&D et le marketing dans un contexte de forte intensité concurrentielle, catalyseur de tensions entre ces deux fonctions.
Un article de Sébastien Tran, Directeur de l’EMLV, publié dans The conversation
Au-delà d’une vision binaire qui consiste à opposer une approche « market push » à une approche « techno push », la perception même de ce qu’est une innovation est porteuse d’une première problématique pour les deux fonctions.
De manière classique on résume l’innovation comme un prolongement de l’invention : elle consiste à introduire l’invention dans un circuit économique en lui conférant une valeur économique.
Or, Rogers (2003) considère que « l’innovation est une idée, une pratique ou un objet qui est perçu comme nouveau par un individu ou un collectif d’adoption ». Autrement dit, un produit nouveau serait un produit dont les attributs sont perçus par les cibles comme « apparaissant pour la première fois ».
C’est un point important car cette approche accorde une place centrale à la perception des acteurs (les clients, le public, les prescripteurs, etc.) et de ce qu’ils estiment être une nouveauté par rapport à des attributs relevant parfois moins de la dimension technique que d’autres dimensions (le design, la communication autour du produit, les usages, etc.). L’un des enjeux est donc de faire entendre la voix du marketing tout au long du processus d’innovation, et ce dès l’amont.
Un capitalisme de l’innovation intensive
Désormais la pérennité d’une entreprise repose sur sa capacité à générer un flux constant de produits nouveaux. L’innovation est ainsi très fréquemment à la base des stratégies de différenciation car elle est un moyen puissant de donner à l’offre de l’entreprise un caractère unique et défendable contre les tentatives d’imitation de la concurrence.
L’innovation constitue ainsi une source d’avantage compétitif mais cet avantage n’est que rarement durable compte tenu de la capacité d’imitation des concurrents et du souhait de renouvellement des consommateurs. En effet, l’obsolescence des produits n’est pas souvent fonctionnelle mais plutôt de nature psychologique ou sociale.
L’innovation se doit donc d’être désormais « intensive » : elle est systématique, répétée, orientée et non plus aléatoire et épisodique (chez 3M, 30 % des ventes doivent être réalisées avec des produits qui n’existaient pas 4 ans auparavant). Cela exacerbe deux autres problématiques.
D’abord, les entreprises sont confrontées à un arbitrage très délicat entre les deux objectifs qui consistent à réduire le délai de développement du nouveau produit (time to market) et à maximiser ses performances (tout en incluant un niveau de fiabilité minimum).
L’innovation exige donc un dialogue souvent difficile entre des fonctions aux objectifs et aux horizons temporels différents. À cela s’ajoutent des taux d’échec importants qui se situent souvent au-delà de 50 % selon les études (une étude de Nielsen en 2014 indiquait, par exemple, que 76 % des lancements de nouveaux produits sont des échecs la première année). Ensuite, le développement des activités d’innovation et de production doit s’opérer selon un régime d’efficacité financière sans commune mesure avec ce qui a prévalu dans le passé.
L’accélération du rythme des innovations technologiques a pour conséquence des lancements de plus en plus fréquents, ce qui conduit à une méfiance accrue des consommateurs et à une difficulté à « absorber » les innovations par le marché si la fréquence est trop importante et si cela ne correspond pas à des usages concrets.
De la conception réglée à la conception innovante ?
Le rôle, le positionnement, les missions et les méthodologies de la fonction marketing dans un contexte d’innovation se transforment profondément. Loin d’une conception réglée qui permettait au marketing de travailler sur des projets précis et identifiés dans le prolongement d’usages existants, la plupart des entreprises attendent maintenant que cette fonction puisse explorer de nouveaux espaces de marché.
Ce changement de paradigme se traduit par le passage d’une conception réglée à une conception innovante.
L’une des premières conséquences est une déstabilisation et un renouvellement accélérés des identités des objets sous des contraintes de ressources. Cela se traduit pour le marketing et la R&D par deux niveaux de compétition en parallèle à gérer avec parfois des contradictions :
- une compétition sur les dominant designs brièvement stabilisés (conception dominante partagée par tous les concurrents, qui stabilisent les architectures, les valeurs portées par le produit, et organisent la compétition sur un petit nombre de fonctions considérées comme essentielles par les clients)
- et une compétition consistant à déplacer en permanence l’identité de l’objet (par exemple le téléphone portable peut devenir une télécommande d’objets à distance, une voiture connectée devient un espace de travail, etc.).
Dans ce contexte, la logique d’exploration nécessite de s’aventurer dans d’autres domaines parfois éloignés du cœur de métier et nécessitant des compétences techniques non maîtrisées par l’entreprise.
Ensuite, l’élaboration des cahiers des charges de nouveaux produits lorsque les clients ne sont pas encore identifiés est très complexe. La résolution de questions nouvelles relatives à la valeur de ce qui est à concevoir et de l’affinement de la segmentation est rendue difficile par l’insuffisance d’informations pertinentes sur les marchés et l’incapacité des clients potentiels à se projeter dans des usages avec des innovations encore à des stades parfois de prototypes.
L’identification de nouveaux usages sans client identifié à l’avance ni produit prêt à être commercialisé déstabilise la fonction marketing mais cela représente également un défi pour la R&D : comment évaluer la valeur d’exploration (conceptuelle ou fonctionnelle) d’un produit dont l’identité n’est pas encore définie ?
La problématique est donc de réussir à lancer avec succès des produits qui n’existent pas sur des marchés qui eux même n’existent pas encore. Les techniques d’études et de tests habituellement utilisées pour développer des nouveaux produits ne sont pas toujours adaptées.
Les produits plus innovants doivent ainsi bénéficier d’un recours à des méthodes qualitatives (analyse de la valeur, netnographie, observation des usages en contexte réel simulé, etc.) visant à comprendre les perceptions, les moteurs et les freins à l’achat et à l’utilisation, plutôt que des méthodes quantitatives associées à des seuils d’acceptabilité fixés.
Un article de Sébastien Tran, Directeur de l’EMLV, publié dans The conversation