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Pourquoi les plateformes multifaces triomphent sur le marché

Le succès de nombreuses entreprises telles qu’Airbnb et Uber peut s’expliquer par leur modèle de plateforme multiface. Une tribune de Sébastien Tran, Directeur de l’EMLV, initialement publiée sur HBR France.

Netflix, Airbnb, Uber, Alibaba et Amazon. Ces entreprises font désormais partie des acteurs les plus innovants dans leur domaine, d’après le classement du BCG 2018. Pour beaucoup, ces pure players n’existaient pas au début des années 2000. Pour autant, ils ont su s’imposer en s’appuyant souvent sur un modèle de « plateforme », qui permet de réduire les coûts de transaction et d’optimiser les sources de revenus. Un modèle considéré par de nombreuses entreprises comme le modèle organisationnel d’excellence, à tel point que l’on parle de « capitalisme de plateforme » comme en témoigne le livre du philosophe britannique Nick Srnicek « Capitalisme de plateforme, l’hégémonie de l’économie numérique » (Lux, 2018).

Le modèle économique des plateformes repose sur une digitalisation de la mise en relation entre des acheteurs et des vendeurs ou des producteurs d’information et des usagers/clients souhaitant en savoir plus sur un service ou un produit (réserver un hôtel, visiter un monument, commander un taxi, etc.). Les premières plateformes se caractérisaient par un modèle classique « biface » de mise en relation entre des acheteurs et des vendeurs, mais depuis quelques années, elles ont enrichi leur proposition de valeur et sont devenues pour certaines « multifaces » (« multisided platforms », en anglais).

Des écosystèmes sources de valeur

On peut définir une face comme un groupe de clients ou d’utilisateurs homogènes avec des besoins, des comportements et une propension à payer similaire. Ce modèle prend tout son sens depuis plusieurs années car il repose sur le développement d’écosystèmes, à savoir que la production d’un service peut être lié par exemple à plusieurs sources de collectes d’informations qui vont permettre d’en accroître la valeur. Par exemple, sur Tripadvisor, on peut trouver le descriptif d’une prestation, des avis et des commentaires de clients, des photos prises par les utilisateurs, etc. Cela va augmenter la valeur perçue des données de la plateforme par les internautes qui vont estimer que les informations sont crédibles et légitimes.

Sur les plateformes multifaces, plusieurs catégories d’utilisateurs interagissent entre eux. La plateforme agit comme un intermédiaire qui va générer des externalités de réseaux indirectes, c’est-à-dire que la valeur de l’offre ou du produit va augmenter avec le nombre d’utilisateurs. Par exemple, lorsqu’un client se connecte sur Amazon, il va pouvoir choisir parmi les produits référencés dans le catalogue et disponibles dans ses entrepôts, mais aussi parmi des produits proposés par d’autres fournisseurs. Il va donc avoir accès à une offre beaucoup plus large, ce qui va renforcer son intérêt pour la plateforme. Cela est possible car Amazon référence d’autres acteurs qui proposent des produits non disponibles en stock ou complémentaires des siens en contre-partie d’une commission sur les ventes. Plus il y a de clients qui utilisent la plateforme d’Amazon, plus cela incite les fournisseurs à y proposer leurs produits. Mais le cercle est tout aussi vertueux pour le géant du e-commerce, car plus il y a de produits référencés au sein d’une même plateforme, plus cela incite les internautes à visiter cette dernière.

Des prix ajustés en temps réel

Dans l’ouvrage « En attendant les robots, enquête sur le travail du clic » (Seuil, 2019), le sociologue Antonio A. Casilli définit les plateformes multifaces comme des « mécanismes multifaces de coordination algorithmique qui mettraient en relation diverses catégories d’usagers produisant de la valeur ». Ces plateformes ont envahi notre quotidien (Uber, Airbnb, Amazon, etc.) et véhiculent l’idée d’une nouvelle logique transactionnelle reposant sur des prix ajustés en temps réel entre l’offre et la demande, la réduction des coûts de transaction et l’analyse d’un très important volume de data souvent issue des données personnelles des utilisateurs.

Ainsi, ce modèle de plateforme multiface est un business model très efficient puisqu’il permet de diversifier les sources de revenus, voire de mettre en œuvre des effets de synergies entre elles :

– la mise en relation d’acheteurs et de vendeurs qui est monétisée avec, le plus souvent, un prélèvement de commissions sur l’un des versants de la plateforme ;

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– la collecte à grande échelle de données et leur revente à d’autres acteurs ;

– la mise à contribution des usagers qui vont par eux-même et gratuitement alimenter la plateforme, contribuant ainsi à créer de la valeur autour de la data récoltée (enrichissement des données textuelles par des photos ou des vidéos, notation de produits et de services, rédaction de commentaires, etc.)

– la récolte de données sur les usages à partir des dispositifs d’intelligence artificielle sans que les clients en aient forcément conscience afin de pouvoir proposer de nouveaux services monétisés à moyen terme (Alexa, l’enceinte connectée d’Amazon capte par exemple de très nombreuses données qui peuvent être utilisées par l’entreprise ou par ses partenaires pour proposer des produits et des services additionnels).

Une logique de « datafication »

Contrairement à une forme de fantasme véhiculé par les médias autour des progrès technologiques de la robotisation et de l’IA, ces plateformes multifaces reposent sur une logique de « datafication », mettant souvent à contribution de la main d’oeuvre humaine. Les individus sont soient rémunérés comme dans le cas emblématique de la plateforme Mechanical Turk d’Amazon, soit non rémunérés, dans une logique de progrès, comme avec le système ReCAPTCHA de Google.

Finalement, les plateformes multifaces recourent à une forme d’externalisation des tâches dans une logique de fragmentation à l’extrême faisant que chaque utilisateur devient contributeur de valeur sans même qu’il en ait forcément conscience. La valeur conférée à la data provient du nombre d’utilisateurs qui vont participer à la qualification de celle-ci (commentaires, rating, photos, vidéos, etc.), mais également du fait qu’elle est quasiment mise à jour en temps réel grâce à une connexion permanente des utilisateurs à la plateforme. L’essor des smartphones et l’accès à Internet quelle que soit la localisation permet cette actualisation en temps réel des données, mais participe aussi à une forme de conditionnement des utilisateurs, désormais habitués et encouragés par des dispositifs de reconnaissance sociale ou de gamification à alimenter en permanence les plateformes multifaces.

Un risque de communication négative

En effet, Tripadvisor serait-il l’intermédiaire le plus utilisé dans le domaine du tourisme sans les commentaires et les notations de ses 600 millions utilisateurs ? Sa valeur ne provient pas uniquement des avis déposés ou des systèmes de rating avec une note globale des prestations. Puisque les utilisateurs cherchent des avis « d’autres utilisateurs qui leur ressemblent », une grande partie de sa valeur provient du fait qu’il est possible de segmenter le rating par catégorie d’utilisateurs (famille, couple, voyage solo, etc.). Le travail réalisé par les utilisateurs de la plateforme permet de caractériser les attributs de l’offre (services, propreté, qualité de la prestation, accessibilité, etc.) de manière extrêmement précise et à un coût très faible. Néanmoins, il peut y avoir des effets négatifs lorsque la valeur de la data provient en grande partie des utilisateurs. Par exemple, les consommateurs insatisfaits, qui génèrent un bouche-à-oreille négatif, ont tendance à communiquer davantage autour d’eux que ceux qui sont satisfaits. Or, les consommateurs qui reçoivent ce type d’information ont tendance à lui accorder plus de crédit que s’il s’agissait d’une information positive.

Il est fort à parier que ce modèle de plateforme multiface perdurera avec la masse croissante de data qui est générée mais qu’il pourrait aussi être à l’origine de nouvelles innovations avec des technologies telles que le deep learning à la condition, par exemple, que les utilisateurs soient prêts à accepter d’aller encore plus loin dans l’exploitation de leurs données personnelles par des tiers. Les enjeux en termes de régulation juridique du fonctionnement de ces plateformes sont devenus d’autant plus complexes que leur territorialité est souvent très étendue et que les usages évoluent plus vite que le droit.

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