Chine, Inde, Brésil, Afrique du Sud et Russie. Ces pays pèsent de plus en plus sur la scène international, d’un point de vue économique, démographique mais aussi politique et militaire. Ces puissances « émergentes » bouleversent les relations internationales, viennent challenger les jeux et enjeux de la mondialisation. Impossible de ne pas les prendre en compte dans le maillage actuel des acteurs internationaux.
A l’occasion de la parution d’un chapitre d’ouvrage coécrit avec Delphine Deschaux-Dutard (Université Grenoble Alpes), Bastien Nivet, enseignant-chercheur à l’EMLV, répond à 3 questions sur le concept des puissances émergentes et sur l’analyse des relations internationales.
Le concept de pays émergent ou de puissance émergente a principalement été forgé dans le domaine économique et commercial. Est-il aussi un concept de relations internationales ou de géopolitique pertinent ?
Le concept de « pays émergent », développé principalement à partir du début des années 1980, a jusqu’à une période récente surtout été utilisé pour décrire des réalités économiques, financières et marchandes. Il s’agissait avant tout d’évoquer des « marchés émergents » pour décrire des marchés potentiels, porteurs, marqués par des nouvelles opportunités d’exportation, d’investissement, et par un potentiel de croissance que certaines puissances économiques « traditionnelles » n’avaient pas ou plus.
Dans le monde de l’après-guerre froide, on a vu naître le concept de « puissances émergentes » pour décrire de façon un peu plus large et plus complexe les rééquilibrages des rapports de forces géopolitiques. Ce concept de puissance émergente est aussi utilisé aujourd’hui pour décrire non plus seulement des marchés émergents, des destinations potentielles d’investissement ou d’exportation, mais aussi des États, des puissances réelles ou potentielles avec lesquelles il faut compter plus largement, non seulement sur les questions économiques mais aussi sur les grands défis de la mondialisation, y compris les questions politiques et stratégiques.
Ces puissances dites émergentes ont-elles des caractéristiques communes qui en font un groupe cohérent, ou bien sont-elles en réalité différentes dans leur potentiel, leur comportement, leurs ambitions sur la scène internationale?
On emploie un peu à tort la notion de « puissances émergentes » comme si il s’agissait d’un groupe de pays avec des caractéristiques politiques identiques, des positionnements identiques sur la scène internationale que ce soit sur les questions économiques, politiques ou stratégique.
Or si l’on regarde de près les pays qualifiés de puissances émergentes, notamment comme la Chine, l’Inde, le Brésil, l’Afrique du Sud voire la Russie – qui est plutôt une puissance « ré-emergente » – (les fameux BRICS), il y a des points de convergences, des points communs entre ces États mais aussi de vraies différences d’attitude, de rapport à la puissance, de positionnement entre ces pays.
Ce qu’il y a de commun entre ces puissances émergentes , et notamment celles regroupées sous l’acronyme BRICS, c’est que ce sont des acteurs qui bouleversent la géopolitique mondiale, les grands rapports de force internationaux préétablis. Ils ont en commun de venir rompre ou perturber certains monopoles de la puissance de la part de groupes de pays comme les États-Unis, l’Union européenne (UE). Ces pays viennent rééquilibrer les rapports de force mondiaux, instaurer de la multipolarité, apporter une voix et des voies différentes, voire parfois divergentes.
Ces pays ont aussi la volonté de jouer un rôle accru dans la gestion des défis de la mondialisation, dans les grandes discussions internationales, dans la gestion des grands dossiers stratégiques internationaux. Ces pays appelés puissances émergentes ont en commun de ne plus vouloir laisser aux puissances du Nord et de l’Ouest (États-Unis, UE) exercer seuls une forme de leadership dans la mondialisation. Ce sont des acteurs qui viennent compléter, défier voire contester les puissances anciennes ou classiques.
Malgré ces éléments de convergence, des différences existent entre ces puissances émergentes sur le plan économique, politique, du soft power ou de la puissance militaire. Ces pays sont différents, dans leurs capacités ou critères de puissance, dans leurs stratégies d’émergence et d’influence, dans leur comportement. Si l’on prend par exemple la puissance nucléaire, la Russie est depuis longtemps une puissance nucléaire, l’Inde et la Chine le sont devenues, et le choix du nucléaire fait partie de leur stratégie de puissance et d’émergence. A l’inverse, Brésil et l’Afrique du Sud ont fait le choix de ne pas développer un arsenal nucléaire militaire. Ils considèrent que leur puissance, leur influence se fera par d’autres outils, d’autres biais.
De même on voit une Chine qui a construit, sur la base de sa puissance démographique incontestée, d’abord une puissance économique et commerciale, puis aussi financière et monétaire, et enfin une puissance plus complète s’élargissant aussi à d’autres critères de puissance comme la puissance militaire voire aussi une forme de « soft power », avec l’exemple des JO de Pékin de 2008 ou l’ouverture de centres culturels chinois à l’étranger, les centres Confucius.
Dans le cadre du Brésil, on constate une puissance qui est encore plutôt orientée sur la puissance économique et le soft power même si le Brésil cherche à jouer un rôle diplomatique grandissant.
Des divergences existent aussi sur le plan politique, ces puissances émergentes regroupant des démocraties (Inde, Brésil, Afrique du sud, malgré leurs fragilités internes) et des régimes qui ne sont pas ou faussement démocratiques (la Chine, la Russie).
Il y a de vraies différences, de vraies divergences entre ces puissances émergentes.
Quels défis représentent ces puissances émergentes pour la France et l’Union européenne, et leur place dans l’environnement international ?
Pour des puissances un peu anciennes comme la France, le défi exprimé par le concept de puissances émergentes, est d’abord celui de faire de la place à d’autres dans le jeu international. Il s’agit d’apprendre à négocier différemment, à faire émerger des compromis différemment, d’apprendre à discuter, à négocier avec des acteurs qui jusqu’à présent jouaient un rôle moindre sur les grands enjeux stratégiques ou économiques internationaux.
On a vu d’abord, à travers la sphère économique et financière, dans des organisations comme le FMI ou la Banque mondiale, un rééquilibrage, avec la volonté de pays comme la Chine et l’Inde de bénéficier d’un poids plus important dans ces outils de la gouvernance mondiale. On le voit aussi dans les négociations sur les changements climatiques, où de plus en plus ces pays font valoir leur propre agenda, leur propre point de vue, et apportent finalement une voix alternative avec laquelle il faut bien composer et dont il faut bien tenir compte pour gouverner la mondialisation.
C’est pourquoi le principal défi de la France, de l’UE ou des États-Unis face à ces puissances émergentes, c’est d’apprendre à négocier, à trouver des compromis, à travailler avec ces nouveaux acteurs.
Ensuite, de façon plus mathématique, il y a une perte de poids relatif des anciennes puissances dès lors que de nouveaux acteurs émergent. La notion de puissance est relative, elle décrit des relations, des rapports de force entre individus, entre acteurs à un moment et dans un contexte donné, et dès lors qu’il y a des puissances qui gagnent en poids et en influence, cela redistribue forcément les cartes. De fait, l’émergence de nouvelles puissances vient rééquilibrer, nuancer la puissance relative des anciennes puissances comme la France, le Royaume-Uni, les États-Unis.
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