Bastien Nivet est enseignant chercheur à l’EMLV, spécialiste des questions européennes. Il revient sur les emblématiques Traités de Rome, à l’origine de la création de l’Union Européenne, alors même qu’ils fêtent cette année leur 60 ans.
Brexit, Syrie, poussées populistes multiformes, incertitudes économiques et monétaires persistantes : c’est une Union européenne (UE) rudement mise à l’œuvre en 2016 qui s’apprête à célébrer cette année les 60 ans des traités signés à Rome le 25 mars 1957.
À travers ces deux traités créant la Communauté économique européenne (CEE) et Euratom, les six États européens déjà engagés dans la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA) entrée en vigueur en 1952 – l’Allemagne, la Belgique, la France, l’Italie, le Luxembourg et les Pays-Bas – jetaient les bases de ce qui est devenu l’UE d’aujourd’hui.
Institutions européennes, gouvernements et think tanks à vocation européenne ne manqueront pas, non sans raison, d’utiliser dans les mois à venir la mémoire de ces traités historiques pour tenter de réenchanter le débat européen, de rappeler ce que le temps long de la construction européenne a pu apporter aux Européens et à leurs vieux États-nations. Une commémoration officielle et des évènements publics sont déjà prévus à Rome le 25 mars. Ce recours à l’histoire est néanmoins à double tranchant, la mobilisation des Traités de Rome dans le climat européen actuel amenant à rebours à en saisir l’audace initiale et les réussites parfois inespérées, autant que les occasions et ambitions perdues.
Aboutissement et glas d’une décennie d’audace
En jetant les bases d’une CEE largement à l’origine de l’UE actuelle, les Traités de Rome dont la mise en œuvre débuta en 1958, ont en effet constitué l’aboutissement d’une courte décennie d’audace européenne, entamée avec la Déclaration Schuman du 9 mai 1950. Se pencher, aujourd’hui, sur la genèse et les conditions de négociation des traités européens des années 1950, c’est avant tout redécouvrir ce qui fut une période d’audace politique et diplomatique visionnaire : en moins de dix ans, une génération de chefs d’États et de gouvernements, de ministres, de diplomates et de nombreux négociateurs et conseillers plus ou moins anonymes ont été capables d’imaginer un ordre européen radicalement novateur.
En trouvant un point d’équilibre précaire entre une démarche, des aspirations et des impératifs supranationaux d’une part, et le souci de protéger, défendre et promouvoir les intérêts et valeurs des États et citoyens européens d’autre part, la série de traités entamée par le Traité de Paris de 1951 créant la CECA et s’achevant par les Traités de Rome de 1957 a marqué une révolution politique et diplomatique dont la modernité et le courage peuvent encore surprendre et inspirer aujourd’hui.
De cette audace des Traités de Rome, il reste essentiellement comme réalisations concrètes la mise en place aboutie d’une Europe marchande dans ses dimensions internes (le marché intérieur et ses politiques communes emblématiques comme la PAC ou la politique de concurrence), externes (la politique commerciale de l’UE, les politiques de coopération et d’aide au développement), et dont l’adoption de l’euro comme monnaie unique a constitué un couronnement. Mais il reste aussi des occasions et illusions perdues, comme celle du Traité Euratom ambitionnant de parvenir à une souveraineté énergétique européenne encore loin d’être atteinte et pourtant attendue pour des raisons économiques comme géopolitiques.
En 1957, les Traités de Rome ont marqué le glas des ambitions d’une intégration politique et militaire de l’Europe, la CEE relançant par un détour par l’économie une construction politique européenne mise en échec par l’abandon en 1954 du Traité de Paris de 1952 instituant la Communauté européenne de défense (CED) et du projet corollaire de Communauté européenne. Un recentrage de la construction européenne sur les enjeux économiques et commerciaux en 1957 que même les développements de l’UE depuis l’entrée en vigueur du Traité de Maastricht en 1993 peinent à dépasser.
Les Traités de Rome ont, au final, ancré pour longtemps la construction européenne comme processus d’intégration par l’économie et sans projet politique clair – une démarche européenne indispensable à la relance du projet européen à la fin des années 1950 mais aujourd’hui à bout de souffle.
Le pari d’une Union « sans cesse plus étroite »
Au-delà des éléments contextuels évidents (crise économique et pressions de la mondialisation, crise multiforme de la démocratie, instabilités géopolitiques), les difficultés actuelles de l’UE ont aussi pour genèse la méthode alors choisie pour relancer la construction européenne dans cette grande étape de 1957.
En inscrivant dans le préambule du traité instituant la CEE l’ambition d’une Union « sans cesse plus étroite » entre les États membres, tout en engageant celle-ci quasi-exclusivement par la construction d’une Union douanière et d’un marché commun, les négociateurs du Traité CEE ont pris le pari que le succès de leur création initiale engendrerait et légitimerait le besoin d’autres coopérations et intégrations européennes. Les coopérations étaient ainsi destinées à s’étendre progressivement à un nombre grandissant de secteurs, sans qu’il ne soit nécessaire que les États s’accordent sur l’objectif final d’un projet européen commun pour que l’intégration se poursuive.
Cette démarche, théorisée en quelque sorte dans les analyses néo-fonctionnalistes de la construction européenne comme celles de Ernst B. Haas, a permis à l’Europe intégrée de s’approfondir au gré des traités européens successifs, et de s’élargir par vagues successives, semblant donner corps – quoique très progressivement – à cette Union « sans cesse plus étroite » que les négociateurs des Traités de Rome avaient appelée de leurs vœux.
La fin de l’ambiguïté constructive
La polycrise que traverse actuellement l’UE est, en partie, imputable à cette démarche de construction européenne ébauchée dans le projet de CECA et consacrée par le Traité CEE. Le Brexit, crise de clarification de la position d’un État vis-à-vis d’un objectif initial de la construction européenne qu’il ne partage pas ou plus, est imputable à l’ambiguïté constructive caractérisant cette méthode de construction européenne depuis les années 1950.
La crise à rebondissement de la zone euro, marquée par une Union économique et monétaire (UEM) incomplète et dysfonctionnelle – car ne s’adossant pas à des convergences économiques, fiscales et sociales suffisantes – est le résultat de cette même démarche européenne visant à mettre en place des ébauches de coopérations et politiques communes si et lorsque cela est possible sans en assumer ou prévoir l’ensemble des implications et dimensions.
Les mêmes enseignements peuvent être tirés des difficultés que connaît l’espace Schengen de nos jours. La difficulté de faire émerger, en 2017, une Europe plus politique et porteuse de valeurs, permettant une réappropriation du projet européen par les citoyens, est aussi issue de cette approche longtemps dépolitisée.
Renouer avec l’esprit de Rome
Il y a soixante ans, des dirigeants européens ont opéré une révolution des relations interétatiques européennes et ont réorienté l’histoire de l’Europe, parce qu’ils avaient conscience de leur responsabilité historique et de la capacité de décisions politiques audacieuses à produire des changements positifs et effectifs sur le long terme.
C’est de cet esprit de Rome que les institutions et gouvernements européens doivent faire preuve en 2017. Du moins celles et ceux qui sont toujours convaincus que l’intégration européenne est une démarche adéquate pour promouvoir les intérêts communs comme la paix, le développement scientifique, technologique, économique social et humain. Car l’Europe de Rome – celle d’une intégration essentiellement économique et largement dépolitisée – est non seulement dépassée, mais aussi menacée désormais dans son existence même.
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation
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