Quel est le point commun entre des palettes en bois pour le transport de marchandises, du gaz naturel et des semi-conducteurs utilisés dans l’industrie automobile allemande ou française ? Ces trois ressources ont toutes, comme des dizaines d’autres, vu leurs supply chains vers la France et l’Union européenne fortement perturbées par la guerre en cours suite à l’invasion de l’Ukraine par la Russie en février 2022.
Au-delà des drames humains immédiats qu’ils occasionnent, les cinquante-six conflits armés en cours dans le monde[1] constituent en effet autant de facteurs d’instabilité et de perturbations dans une mondialisation déjà soumise à rude épreuve par la Covid.
Dans ce contexte, former dès le niveau Bachelor de futurs managers généralistes dotés d’une double compétence en sciences de gestion et en géopolitique, mais aussi proposer une formation en supply chain tenant compte de ces enjeux, est indispensable.
Un article de Bastien Nivet, Docteur en science politique (UE, international).
De la guerre à l’assiette : les perturbations invisibles et multiformes des supply chains
« Vous pouvez ne pas vous intéresser à la guerre, mais la guerre, elle, s’intéresse à vous ». Cette maxime souvent attribuée à Leon Trotsky devrait être rappelée aux acteurs économiques négligeant de prêter attention aux soubresauts les plus violents de la géopolitique mondiale.
La guerre, même lorsqu’elle se déroule à des milliers de kilomètres, peut impacter directement ou indirectement les activités des entreprises et le quotidien des citoyens, en raison de la forte interdépendance de nos économies et sociétés dans la mondialisation et de l’internationalisation des chaines de valeur.
Les conflits perturbent parfois directement les échanges économiques internationaux et les approvisionnements : lorsqu’ils imposent une suspension d’une activité de production (usines bombardées, saisies, ou mises à l’arrêt, productions détruites), ou une incapacité d’exporter les productions (blocages des ports et voies de communication, destruction des infrastructures). C’est par exemple ce qui s’est produit avec le blocage de ports ukrainiens par la Russie.
Les perturbations des chaines d’approvisionnement par les conflits se produisent aussi à retardement ou indirectement, par exemple lorsque des sanctions économiques sont imposées contre ou par l’un des belligérants. L’Union européenne fait ainsi un usage régulier de ces ‘mesures restrictives’, dont le but est de peser sur le comportement des belligérants mais qui peut avoir des conséquences sur ses propres acteurs économiques, comme lorsque l’Union européenne interdit les importations de pétrole ou de charbon en provenance de la Russie.
Directes ou indirectes, ces perturbations de supply chains peuvent porter sur la possibilité même de s’approvisionner, mais aussi sur les conditions d’approvisionnement (délais, prix, quantité). C’est ainsi que la guerre en Ukraine et les sanctions contre la Russie ont considérablement perturbé les filières agroalimentaires mondiales compte tenu d’un poids cumulé des deux pays de 33% dans la production mondiale de blé, 25% dans la production mondiale d’orge, et 75% dans la production mondiale d’huile de tournesol.
Entre la guerre en Ukraine et le coût accru de l’assiette du consommateur français ou sudafricain, des chaines de production et d’approvisionnement du secteur agroalimentaire perturbées à l’échelle mondiale.
Relocalisation, diversification : les réponses et adaptations des acteurs économiques
Comment réagissent les acteurs économiques dans ce contexte ? Du côté des Etats, ces difficultés reposent la question de la souveraineté (économique, industrielle, technologique, etc.) et peuvent donner lieu à des politiques volontaristes de développement de capacités de production, aux échelles nationale ou régionale.
En atteste, dans le secteur des semi-conducteurs, les chip acts initiés par les Etats-Unis et l’Union européenne, destinés à renforcer leur autosuffisance dans ce secteur, à l’échelle nationale (Etats-Unis) ou régionale (Union européenne).
Les ruptures et perturbation de supply chains invitent ainsi les gouvernements à se reposer la question de leurs dépendances multiples dans la mondialisation, et à identifier et hiérarchiser les ressources, denrées ou biens considérées comme trop stratégiques ou essentiels pour risquer une pénurie ou une augmentation brutale des coûts.
Ces enjeux de relocalisations peuvent créer des opportunités pour les entreprises nationales ou européennes. Les conflits leur imposent néanmoins avant tout de réorienter leurs propres supply chains interrompues ou perturbées.
Une étude menée par les économistes Henry Stebler et Tobias Korn sur les conséquences des échanges internationaux sur les supply chains, concernant 150 pays et une période de vingt ans (1994-2014), avait permis de relever que « les chaines d’approvisionnement mondiales s’adaptent relativement rapidement aux disruptions dues aux conflits, mais ces effets de relocalisations montrent un niveau élevé d’hétérogénéité ».
Diversification et relocalisation des approvisionnements sont en particulier des stratégies d’adaptation et de mitigation des risques fréquentes de la part des entreprises : les stratégies de diversification permettent de réduire la dépendance à l’égard d’un nombre limité de partenaires ou a fortiori d’un partenaire unique, en multipliant ses fournisseurs.
Importer de l’uranium en provenance du Canada, de l’Australie ou du Kazakhstan est une façon de réduire la dépendance à l’égard du Niger. La relocalisation (trouver de nouveaux pays d’approvisionnement, réorienter ses supply chains) permet de surmonter une rupture ou une dégradation brutale des supply chains en raison d’un conflit, et peut aussi être un moyen de diversification.
Ces adaptations sont plus ou moins rapides, fortes, et inscrites dans la durée selon les secteurs économiques concernés et selon la durée et l’intensité du conflit. À défaut de pouvoir prédire l’occurrence des conflits, leur intensité et leur durée, les acteurs économiques peuvent mettre en place des stratégies de prévention ou de mitigation des risques.
Cela exige une double compétence en sciences de gestion et en géopolitique indispensable dans le monde d’aujourd’hui.
[1] https://www.sipri.org/yearbook/2023/02
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